Les robes de Peau d’Âne
Article paru dans Pièce détachée #1 La robe en novembre 2018.
Le conte en vers de Charles Perrault, Peau d’Âne, est publié en 1694 avec Griselidis et Les Souhaits ridicules. Or si l’on en croit Charles Deulin deux siècles plus tard1, les lecteurs, faisant fi du titre, préfèrent le textile à la peau, la féminisation à l’animalisation et le propre au sale : en France, « [c]e qui lui a valu […] [son] immense succès, ce n’est pas la situation de l’héroïne, […] ce sont ses trois robes qui font un si brillant contraste avec son horrible déguisement2. » Les trois robes accordées à la jeune fille sont au cœur du dispositif narratif du conte ; elles en constituent l’acmé esthétique et le pivot signifiant.

Ces robes sont en effet ce par quoi la Princesse pourrait échapper au désir incestueux du Roi, son père devenu veuf, comme le suggère la Fée, sa marraine car elles opposent l’immatériel à la matière, l’infini au fini et le domaine de l’esprit au pouvoir patriarcal. Il s’agit d’« une Robe qui soit de la couleur du Temps », d’une autre, « moins commune », qui soit « de la couleur de la Lune », et d’une dernière, « encore plus brillante/Et de la couleur du Soleil ». Météorologie et cosmos s’opposent aux écus d’or sonnants et trébuchants qui font la fortune du roi – et qu’il finira par sacrifier. Mais dans un premier temps, le pouvoir des Hommes dépasse celui de la Nature ; la stratégie échoue et l’Infante devenue Peau d’Âne fuit, non sans emporter ses robes, qui lui permettront de s’acheminer du monde obscur des pulsions (le désir du père et la tentation de la fille) vers leur sublimation.
Revenons en arrière. Le monarque parvient par la menace à faire confectionner en un temps record les impossibles robes qui, d’idées, deviennent simples objets. La première résulte d’un exploit des coloristes :
Le plus beau bleu de l’Empyrée N’est pas, lorsqu’il est ceint de gros nuages d’or, D’une couleur plus azurée.
On doit la deuxième à l’expertise du « Brodeur » :
Dans les Cieux où la Nuit a déployé ses voiles, La Lune est moins pompeuse en sa robe d’argent Lors même qu’au milieu de son cours diligent Sa plus vive clarté fait pâlir les étoiles.

La troisième enfin est redevable au travail d’« un riche Lapidaire », capable d’exécuter « un superbe tissu d’or et de diamants », et qui produit dans les temps « l’ouvrage précieux,/Si beau, si vif, si radieux,/Que le blond Amant de Clymène3 […] D’un plus brillant éclat n’éblouit pas les yeux ». Le texte insiste sur la dimension technique des transactions : le roi peut compter sur ses « ouvrier[s] industrieux » et, comme le souligne la fée, sur ses « écus d’or ». L’exécution des vœux de l’Infante s’explique précisément par ce retournement inattendu : la matière (les tissus, les teintures, les pierres précieuses et autres ornements) se substitue à l’impalpable, et ce sont les corps de métiers au service d’un monarque tout-puissant qui réalisent par un surcroît d’habileté et de dépense, des vêtements qui se présentent comme des avatars terrestres du domaine céleste. Les robes sont le reflet imparfait de la Nature, suffisamment séduisantes toutefois pour éblouir la Princesse. Ce n’est que par la suite que ces somptueuses tenues, après avoir été transportées dans une cassette cachée sous la terre, retrouveront une dimension moins matérielle.

Accueillie dans une ferme, Peau d’Âne se « décrasse » et suit pour elle seule, dans l’intimité de sa chambre, les étapes d’un rituel qui la métamorphose. Il est significatif que, dès lors, les attributs des robes ne soient plus mentionnés – hormis la couleur, qui se présente désormais comme une essence et non plus comme une teinture :
De la Lune tantôt la robe elle mettait, Tantôt celle où le feu du Soleil éclatait, Tantôt la belle robe bleue Que tout l’azur des cieux ne saurait égaler, Avec ce chagrin seul que leur traînante queue Sur le plancher trop court ne pouvait s’étaler.
L’équation de la lumière et de la couleur est ici évidente, conformément à l’idée de saint Augustin pour qui la lumière est « visibilité de l’ineffable ». La couleur, puisqu’elle est lumière, peut donc traduire l’immatérialité : « Quête de la couleur et quête de la lumière sont indissociables4. » La mention de « leur traînante queue » ne renseigne pas davantage sur la coupe des vêtements. Les robes renvoient désormais à un infini qui ne s’accommode guère des contraintes matérielles et elles débordent l’espace. Et lorsque l’amour vient à la rencontre de la jeune fille, une transformation ultime advient : à ces robes mirifiques, Peau d’Âne préfèrerait une « robe de rien » – et aux robes réelles une robe rêvée5 – pour peu qu’elle lui soit offerte par le prince, ce qui est le signe d’un détachement salvateur.
Sans analyser chaque étape du processus, on peut dire que les deux dimensions des robes de Peau d’Âne (matérielle et immatérielle) sont à l’origine d’une représentation tensionnelle qui dynamise le conte. Lors de son apparition finale à la Cour, la valeur marchande et la valeur morale s’affrontent une dernière fois quand la jeune Infante demande à revêtir la robe solaire, qui représente à la fois l’or matériel et l’or spirituel. Mais, si ses « pompeux vêtements » légitiment son intégration à une nouvelle famille, ce n’est pas à cause de son rang (que l’on ignore), mais parce que la robe, dans sa magnificence, se confond désormais avec la personne même de la Princesse, qui prend une dimension sacrée : « ses aimables cheveux blonds/Mêlés de diamants » qui deviennent « autant de rayons » ainsi que « ses yeux bleus, grands, doux et longs », traduisent une assomption du personnage. Dans ce portrait, les expressions galantes prennent vraisemblablement un double sens : la « grâce divine » de l’Infante emprunte à deux registres, pour exprimer conjointement son charme physique et sa spiritualité. Si le Prince a été séduit c’est d’ailleurs, plus encore que par la beauté de Peau d’Âne, par « un certain air de grandeur », « une sage et modeste pudeur »,
« [d]es beautés de son âme assuré témoignage ».
La dimension cathartique et cosmique des robes est plus encore soulignée dans le conte des frères Grimm, Allerleirauh (1812), Toutes-fourrures6 en français, où la Princesse imagine le stratagème de sa propre initiative :
Avant que je satisfasse votre souhait [dit-elle au roi] il faut que j’aie trois robes : une dorée comme le soleil, une argentée comme la lune et une brillante comme les étoiles.
L’abjection de la peau de l’âne, quant à elle, est effacée par son substitut merveilleux, « un manteau cousu de mille peaux de fourrures », qui procède non d’un sacrifice mais d’un don7 et entre en résonance avec la Naturpoesie célébrée par les Grimm. Les robes, contenues cette fois dans une coquille de noix, participent d’une rêverie sur les cycles naturels et cosmiques et le dénouement accentue la révélation en forme de théophanie de la princesse :
Le roi empoigna son manteau et le lui arracha. Ses cheveux dorés jaillirent alors et Toutes-fourrures apparut, resplendissante de beauté […]

Dans le Peau d’Âne de Jacques Demy8 (1970) où les costumes, conçus par Agostino Pace, ont un rôle de premier plan, les robes de la Princesse constituent à elles seules un véritable spectacle (elles sont au nombre de dix) et rivalisent en beauté : « On doit sentir les matières des tissus, écrit Demy dans ses notes préparatoires. Brocarts, paillettes, diamants, voiles, cristaux, perles, etc. Simples mais de couleurs vives9 […] » Dans ce déploiement de magnificences, les trois robes doivent d’autant plus ressortir et se différencier car, de même que le cinéaste entend bien intégrer des éléments réalistes dans son œuvre et se servir d’une vraie peau d’âne, directement rapportée de l’abattoir, le merveilleux doit être saisissant. Si les trois robes rivalisent en beauté pour rendre, au-delà de l’entendement, l’impression des astres solaire et lunaire (le soin apporté depuis à leur reconstitution par Rosalie Varda témoigne de cette exigence), et si la robe couleur de soleil, liée à la séquence du « cake d’amour », est la plus spectaculaire et la plus lumineuse, c’est la robe couleur du temps qui se rapproche le plus de l’idée première – celle de Perrault, qui choisit là (ce que ne fera pas Grimm) une expression qui renvoie à l’irreprésentable. Car qu’est la « couleur du temps », sinon une couleur insaisissable et changeante qui défie toute tentative de fixation10 ? C’est pourquoi la robe bleue conçue pour le film est réalisée dans un matériau propre aux métamorphoses, « faite de la matière même des écrans de cinéma et devenant ainsi support idéal à toutes sortes de projections… » Réceptacle des nuages en mouvement, la robe mobile crée une mise en abyme déstabilisante pour le spectateur. Rosalie Varda avoue aujourd’hui sa prédilection pour ce costume qui procure, dit-elle, « cette sensation magique d’avoir des nuages en action11 ».
La création iconotextuelle, quant à elle, quels qu’en soient les techniques et les partis pris, privilégie toujours les trois robes, bien que la couverture des ouvrages montre en général Peau d’Âne en fuite, c’est-à-dire revêtue de la peau de l’animal. L’album illustré par Miss Clara12, qui travaille le papier, qu’elle peint, froisse, colle, avant d’en revêtir les silhouettes qu’elle photographie puis redéfinit à l’ordinateur pour illustrer ses livres, accorde plusieurs illustrations en belle page aux robes. Leur originalité vient du fait qu’elles sont montrées au cours même de leur confection, alors même que l’image rend compte de façon très poétique de leur dimension irréelle. La robe couleur du temps (p. 14) en est le plus bel exemple. Bleue et aérienne avec ses amples volants, elle est mêlée de nuages qui en prolongent les contours et qui pleuvent des chapelets de perles de verre, confirmant la confusion entre étoffe, parure et éléments naturels. Une paire de ciseaux de tailleur fait mine d’entailler ces nuages/textiles. L’image semble menacée de dissolution. Si la robe couleur du soleil (p. 18) est plus définie avec ses couleurs rougeoyantes et ses parures florales, elle aussi se caractérise par une dynamique, accentuée cette fois par la confection de la traîne qui hybride dentelle et ramures. Là encore, à la marge, un personnage miniature, un ouvrier du Roi, en arrange l’extrémité en couturier-jardinier expert.
Autre technique, celle d’Hélène Druvert13, qui pratique la découpe laser sur papier argenté et le jeu de silhouettes, non sans évoquer Lotte Reiniger. Les effets colorés : robe bleue, dorée ou empourprée, sont remplacés par une sobre harmonie en blanc, noir et bleu nuit. Mais les trois robes sont reconnaissables à leurs impressions et leur dimension céleste est rendue par le miroitement argenté des motifs, effet visuel et haptique qui sublime la matière. Encore une fois, c’est la robe couleur du temps qui inaugure l’entrée dans l’univers cosmique avec une première illustration qui en montre la confection magique : ici, nul ouvrier, mais une antique machine à coudre (tout à fait anachronique au demeurant) aidée par des oiseaux comme dans les longs métrages de Disney. L’étoffe qu’ils soulèvent est imprimée de nuages évanescents. « Sans l’aide d’une fée, la tâche sera très difficile », confirme le texte qui surplombe la scène. Et c’est ensuite que, une fois achevée, la robe se pare de scintillements argentés, transportée dans les airs par les oiseaux et rivalisant avec les vrais nuages. Quant à la robe couleur de lune, elle revêt l’Infante de son ciel étoilé – où l’on imagine tout aussi bien la parure d’Allerleirauh – en décalage avec le texte, qui mentionne « une robe plus brillante, couleur du soleil », qui n’apparaîtra qu’ensuite. En réalité, lune et soleil sont comme l’avers et le revers d’une unique silhouette dont le pouvoir est de se convertir de figure terrestre en figure potentiellement céleste.
Un troisième exemple confirme cette interprétation naturaliste et spiritualiste. Jean Claverie14, dont la Princesse a des allures de petite fille mutine et apeurée, présente lui aussi en couverture une Peau d’âne en fuite sous son capuchon d’animal mort. Dans l’album, la robe de soleil, d’un jaune acidulé, exhibe le motif de l’astre qui se déploie grâce au geste de la jeune Infante, dont l’expression perplexe trahit son incapacité à investir cette solarité à ce stade de sa maturation. Mais là encore, c’est la robe couleur du temps qui traduit le mieux la puissance de métamorphose des tenues de la Princesse. D’un bleu doux et lumineux comme traversé de nuages, elle est parcourue de nuances, grises vers le bas où s’inscrit une giboulée, et le geste de la jeune fille fait apparaître un arc-en-ciel, arche céleste signe de transcendance et de réconciliation. Ici, la jeune Infante est dématérialisée par son ombre qui semble l’emporter dans un élan aérien. On trouvait cette même dynamique à la fin de l’album illustré par Anne Romby, avec la robe aviaire de la Princesse dont le bleu profond parsemé d’oiseaux écarlates forme des ailes lorsque le Prince la soulève dans les airs15.

Les robes de Peau d’Âne sont autant d’objets merveilleux qui fascinent le regard mais leur attrait vient surtout de ce que, par leur dimension cosmique et métamorphique, elles s’inscrivent toujours, en même temps, dans un au-delà de la représentation.
1 Charles Deulin, Les Contes de ma mère l’Oye avant Perrault, E. Dentu, 1879, « Peau d’Âne », p. 83-104.
2 Ibid., p. 97.
3 Clymène est une Océanide qui s’unit à Hélios, le Soleil, dans la mythologie grecque.
4 Michel Pastoureau, Bleu. Histoire d’une couleur, Paris, Seuil, « Points », 2006, p. 39-40.
5 « D’une robe de rien s’il m’avait honorée,/Je m’en trouverais plus parée/Que de toutes celles que j’ai. »
6 Contes pour les enfants et la maison, Natacha Rimasson-Fertin (trad.), Paris, Corti, 2009, I, p. 384-391.
7 Pour ce manteau, demande la princesse, « chaque animal de votre royaume devra donner un morceau de sa peau », ibid., p. 385.
8 En réalité le film suit la version anonyme en prose plus tardive (1781), souvent préférée au texte original.
9 « Peau d’Âne, Demy et le merveilleux » (http://www.cinematheque.fr).
10 « Mais quel temps ? », demande le tailleur. « Le beau temps, évidemment », répond le roi.
11 « Rosalie Varda recrée les robes de Peau d’Âne » (http://www.elle.fr).
12 Magnard jeunesse, 2011.
13 Peau d’Âne, Gautier Languereau, 2015.
14 Peau d’Âne, Albin Michel, 2012. C’est le seul à proposer le texte de Perrault dans sa version de 1694. Un double système typographique ménage une double lecture : pour les adultes et, dans une version allégée, pour les enfants.
15 Peau d’Âne, d’après Charles Perrault, adaptation d’Anne Jonas, illustrations d’Anne Romby, Milan Jeunesse, 2002.
L'autrice remercie C. Connan-Pintado pour ses suggestions.