Jolie robe, jolie pose
Article paru dans Pièce détachée #1 La robe en novembre 2018.
De ses origines aux années 1960, le portrait photographique laisse peu de place au quotidien ; il dit le remarquable, le temps et le fait exceptionnels, les grandes occasions pour lesquelles on porte le vêtement neuf, la jolie robe ou le costume du dimanche. Au-delà de la personne au centre de l’image, le portrait photographique révèle un discours vestimentaire et corporel qui documente une époque, sa mode et ses codes. Le sujet photographié doit s’y présenter sous son meilleur jour. Il se donne en spectacle à l’attention des autres et, à l’image du comédien, revêt son costume pour se mettre en scène. Ce costume prend alors le rôle d’un appareillage symbolique, utilisé pour fixer la situation dans laquelle le sujet se rend conforme aux idéaux sociaux et culturels de son groupe, de son temps, et alternativement, désire être perçu.
La démarche du collectionneur de photographies met à part, rassemble, soustrait les éléments à leur usage ordinaire. Ma collection classée, thématisée, fait apparaître la récurrence des mises en scène, des procédés de cadrage et des attitudes dans les portraits. Rien n’est aussi conformiste, aussi stéréotypé que ces images qui sont pourtant le résultat de l’instant extraordinaire de la prise de vue, ce moment pour lequel chacun se prépare, soigne sa tenue, son maintien, « prend » une pose qui voudra ou devra évoquer ce qu’est le sujet, mais aussi, l’image qu’il veut donner de lui. Un corpus extrait de cette collection de portraits, celui de la femme en robe, apparaît comme l’un des plus significatifs de l’éloquence du corps vêtu. La robe semble bien souvent être le sujet principal de ces clichés.
La belle robe, à l’instar du portrait photographique, évacue la noirceur de la vie, la misère du quotidien ; elle est l’écrin des beaux jours, du dimanche, des fêtes, des événements heureux et des moments importants qui rythment le cours de la vie. Elle permet à la femme d’offrir une image conforme à l’idée qu’elle se fait d’elle-même. Cette parure se doit d’être son reflet intime autant qu’un support d’affirmation et d’identification sociale, l’expression d’une position réelle ou rêvée.
La robe informe au-delà d’elle-même sur ce qui est attendu du genre féminin. En entravant le corps, elle fige la silhouette et renvoie la femme à la passivité, la petite fille à la tenue qu’elle doit avoir, à cette retenue que l’on attend déjà d’elle enfant. La femme revêtue d’une robe est esthétisée, elle se mue en élément décoratif, dans une soumission aux impératifs et à la tyrannie de l’apparence, de la beauté, de la mode changeante.
La femme, sujet universel, est ici l’objet de communication de l’idéologie d’une époque. Dans le même temps, ce corpus raconte l’intimité, celle du lien à l’autre, photographe, destinataire, plongeant dans l’iconographie du récit familial. Dans un double mouvement, le collectionneur-regardeur observe le portrait désormais anonyme comme source de savoir et le transfigure. Il tisse avec lui un lien individuel, narratif et fantasmé.
L’enfance photographiée
« Maman veut que je porte une robe longue au grand bal chez les X… ma première robe longue. Elle est étonnée que je ne veuille pas. Je l’ai suppliée de me laisser porter ma petite robe rose pour la dernière fois. J’ai si peur. Il me semble si je mets la robe longue que maman va partir pour un long voyage et que je ne sais pas quand elle reviendra. » Lettre d’une jeune fille de 15 ans écrite à une amie1.
L’une des motivations primordiales de l’activité photographique étant, selon Pierre Bourdieu2, la protection contre le temps, la fugacité de l’enfance réclame des arrêts sur image. Ce sont les enfants que l’on sort à la hâte lorsque le photographe ambulant passe aux abords de la ferme, ces gosses dont il n’existe pas d’image, pas encore communiés. Les parents ont cédé leur place devant l’objectif. Peut-être ont-ils d’ailleurs déjà été immortalisés à l’occasion de leurs noces, et puis, si l’enfance est fugace, elle est aussi bien fragile dans ces zones rurales au tournant du XXe siècle. Plus tard, c’est généralement à la naissance du premier enfant que l’appareil photo domestique investit les foyers. Il est la chambre d’enregistrement des changements, des premières fois, des moments importants de la vie de la famille. L’enfant tient le premier rôle dans cette iconographie domestique destinée à illustrer un roman familial encore largement amputé de la banalité du quotidien. Dans ce dispositif de prise de vue amateur, le père, à la fois metteur en scène et producteur de l’image, n’aura, comme le photographe professionnel, d’autre dessein que de pétrifier son sujet, pour capter cette impulsion de vie qui émane de l’enfance. Un paradoxe...
La plus jolie robe

Figées, solennelles, des petites filles endimanchées posent, le regard un peu inquiet face à ce photographe ambulant, dépositaire d’une technique qui « pour beaucoup tenait encore de la sorcellerie ou de l’entourloupe foraine3 ». Elles ont revêtu leur robe du dimanche et peu importe si celle-ci est sale et défraîchie, c’est la plus jolie tenue dont disposent ces petites paysannes, celle-là même dont elles auraient été parées pour leur dernier voyage si malheur leur était survenu. Une robe pour passer dans l’au-delà. Cette image, gage d’éternité, semble ignorer les taches, les nœuds froissés, les joues crasseuses, les chaussures poussiéreuses et, tout autant, la misère du décor, entre mur délabré et porte de grange, qu’un cadrage serré ou un renfort de décoration aussi incongru qu’improvisé devrait rendre invisible. Tout ce que l’on possède de plus beau, de plus précieux, est sorti au grand jour, offert à l’œil du photographe : des petites filles dans leurs jolies robes, un guéridon, un napperon, un petit chien de porcelaine blanche. Ce désir de se parer pour la photo, d’arborer ces robes à la mode de la ville, témoigne d’une recherche d’élégance aussi touchante que vaine.
Le monde miniature de l’enfance

De nombreuses prises de vues mettent en scène des petites filles sur leur trente-et-un. Elles sont contraintes à l’immobilité, à la solennité par le port de la robe neuve, coûteuse, achetée pour la circonstance, qu’il ne faut pas salir, abîmer et qui ne leur permet pas de s’animer, de courir, de jouer, en bref, d’être enfant. Alors, elles miment avec plus ou moins d’envie et de conviction l’attitude des adultes, s’offrant à l’objectif, maladroites ou fières. La fillette, la jeune fille endossent pour la photo une nouvelle identité et leurs robes pourtant légères semblent déjà leur faire porter tout le poids de leur futur adulte.
Dans sa robe longue, une petite fille souriante semble quant à elle se projeter fièrement dans l’avenir sur un mode ludique. Elle ouvre les plis de sa jupe pour en montrer toute l’ampleur, elle est une dame élégante et tournoiera bientôt dans ce bal imaginaire où elle sera incontestablement la plus belle.


De part et d’autre d’un cavalier au petit costume de circonstance (il s’appelle Philippe, nous sommes en 1967, et c’est aujourd’hui sa communion), deux ravissantes fillettes dans leurs tenues sages sont perchées chacune sur un pied telles des flamants roses. Ces trois enfants sérieux et apprêtés comme le seraient leurs parents dessinent un trio un peu mal à l'aise, comme la miniaturisation assez ridicule d'une scène adulte.

Avant son départ pour le bal de fin d’année où elle se rend en grande pompe, revêtue de sa robe confectionnée pour l’occasion et conforme aux conventions établies aux États-Unis dans les années 1950, Anna se fige dans une pose à la fois sérieuse et affectueuse. Elle s’offre au regard de son père, de sa mère peut-être, dans sa chambre de fillette où les vestiges de son enfance traînent encore au sol. Au pied de cette robe de passage, dont la longueur la fait rentrer dans l’âge adulte, une cuisine miniature semble annoncer la fin de son apprentissage et l’accession à une nouvelle étape de sa vie où elle possédera une cuisine à son échelle.
Ces robes qui rythment le temps
La photographie en studio, plus que toute autre, met en évidence la construction de l’individu, ici celle de la femme. Ces prises de vue rythment le temps. La place de la robe apparaît essentielle dans cette construction. Le travail réalisé en studio reprend les codes, la fonction du portrait d’apparat, du portrait de cour qui est avant tout un portrait en costume. La robe photographiée ici est souvent l’expression de l’accession de la femme à un nouveau statut. Elle fait état de l’âge, de la position, de l’existence sociale de celle qui la porte. C’est une photo intentionnelle qui, à renfort d’indication de poses par un professionnel rodé aux codes de l’image, sera imprimée sur une photo-carte support, vecteur de sa diffusion.
Décorative, esthétisée, la femme revêtue d’une robe soigneusement choisie, dont les détails seront mis en valeur par le photographe, devient le produit publicitaire d’elle-même.

De la communiante à la jeune femme, de l’épouse à la veuve, ce sont les attributs vestimentaires qui affirment et intensifient la représentation attendue.
Cet acte photographique célèbre un moment, un tournant de la vie, l’heure où la communiante est autorisée à se rapprocher de l’âge adulte dans sa tenue de petite mariée. « […] il suffisait de bien regarder la photo pour se dire […] qu’elle n’était rien sans la robe de communiante, que c’était la robe qu’on avait photographiée avant qu’elle ne passât à sa sœur, sa cousine, ou à une inconnue à qui on la revendrait ; jugement exagéré, bien sûr, puisque ce qui se voyait, surtout, […] c’était que le photographe avait saisi en elle quelque chose de la femme qu’elle serait4. »

Jeannette laissera sur le papier l’empreinte de sa silhouette élancée mise en valeur par une robe noire dont la simplicité contraste avec l’affectation d’une pose héritée des débuts de la photographie où la longue durée de l’exposition nécessitait un point d’appui au modèle. Cette allure graphique à la mode 1911, cette posture à la fois élégante et engageante, qui attise le regard et peut-être la convoitise, inscrivent la jeune femme dans sa situation de fille à marier.
Certains portraits photographiques donnent le sentiment que la réalisation de soi, la satisfaction du prestige occupent toute l’image. Ce que donne à voir cette élégante des années folles, c’est le chic, la maîtrise des codes de la séduction et de la mode, l’assurance dans le port de la toilette. Plus que son visage impassible, c’est la ligne composée par l’étole frangée, le plissé de la robe, l’ornement et les pans de sa ceinture, le pied joliment chaussé et posé sur la pointe dans une posture de gravure de mode qui attire l’œil. L’étoffe précieuse dit l’assise sociale, les détails « couture » font d’elle un individu construit selon des codes qui parlent de réussite sociale, de références à une mode de son temps, intégrée, digérée. « La réussite n’est photographiable qu’à travers les biens qu’elle a permis d’acquérir5. »


La jeune femme en deuil, assise sur un banc dans le studio du photographe, pose, encore parée des accessoires qu’elle portait au dehors quelques minutes auparavant. Les attributs aux couleurs de son veuvage, le chapeau au voile rabattu, les hauts gants, le petit sac serré dans la main, sont là pour signifier qu’elle n’est que de passage et ne se prête pas à l’exercice narcissique de la pose en studio de gaieté de cœur. Ils sont probablement aussi portés par souci des convenances qui réprouveraient l’exposition d’une surface de chair trop importante. Le raffinement de sa tenue, l’élégance de sa mise, les détails sophistiqués qui ponctuent la sobriété de sa robe noire pourraient pourtant indiquer quelque coquetterie dont elle semble se défendre par un regard franc et direct derrière des bésicles peu nécessaires à une femme de son âge. Cette jeune veuve expose tous les signes du deuil, une tresse de cheveux (objet de la perte et du souvenir s’il en est) ornant même son cou. L’image créée se fait preuve tangible de son existence, comme l’affirmation par cette mise en scène de la pleine conscience de sa condition. L’acceptation digne de son statut de veuve semble même rehaussée d’une certaine fierté, peut-être la fierté de porter le deuil d’un mari mort pour la France.
Une robe pour poser pour l’autre
La photographie est un vecteur de communication avec autrui, elle permet de montrer l’intérêt, l’affection, l’amour que l’on porte à celui qui en sera l’auteur ou le destinataire.
Des inscriptions au dos de l’image – « Je crois que c’est la mieux », « Je parais un peu grosse » et autres mots doux – identifient le statut de celui à qui l’on offre son image, en même temps qu’elles font état de la volonté du modèle de rendre éloquent son corps, de séduire par sa robe et son maintien, l’amoureux, le fiancé ou l’époux.
Ces clichés, sur lesquels les jeunes femmes copient les poses vues dans les magazines, le regard, l’attitude des actrices et des célébrités en vogue, sont baignés dans l’atmosphère esthétique d’une époque. Les robes mises en scène, tout comme les postures empruntées, datent le portrait, informe le regardeur des codes d’une mode ancrée dans son temps. Chaque femme est différente, individualisée par la robe portée qui la sublime et la rend unique.

Le fiancé de Rose est marin, il est en mer. Pour lui, Rose se fait modèle, revêtue de ses plus jolies robes reprenant les postures maniérées des magazines des années 1930. Elle pose pour des séries de clichés inspirés des reportages de mode se déplaçant tout autour de la maison telle l’aiguille d’un cadran solaire. Ce sont des allures, des regards de séductrice que Rose, les yeux plantés dans l’objectif, offrent à mon grand-père. Le photographe n’est que le technicien qui captera cette image d’élégance un rien arrogante, un rien provocante, et rendra possible la communication amoureuse entre les deux fiancés. Lorsqu’ils seront mariés, mon grand-père aura son propre appareil. Il photographiera Rose tout au long de leurs vies, développant lui-même ses photos, dans de multiples formats, jouant de nombreux effets. Le regard de l’épouse, de la mère, de la grand-mère, sera amoureux, pétillant, rieur ou complice, mais ne ressemblera plus à celui de la fiancée.
Une robe pour faire corps, pour faire front
« Quand j'ai eu quinze ans [...] grand-mère m'a appelée auprès d'elle un beau matin et elle m'a dit que, comme elle était aveugle, elle ne pouvait pas me suivre partout ; alors elle a pris une épingle et à épinglé ma robe à la sienne, en ajoutant que comme ça nous serions toute notre vie ensemble6 »
Il est des portraits photographiques où la robe, multipliée, ne dit plus l’individualité, le reflet intime de celle qui la porte. La robe devenue double, triple, atteste du lien entre les protagonistes qui la revêtent. Elle souligne l’idée de groupe constitué en rendant perceptible les liens de sororité, d’amitié. La perte d’identification de l’individu au profit du duo, du groupe, par le port de robes identiques est peut-être voulue, désirée, elle peut être aussi l’objet de conventions sociales d’une époque.

Il n’y a ici aucun doute sur le lien familial entre ces jeunes femmes. Les sœurs sont identiques de haut en bas, de la coiffure à l’ourlet de la robe – au jeu des sept erreurs, on pourrait cependant mentionner qu’un bouton est manquant au bas de la robe de l’une d’elle. Ce portrait de studio est l’expression de la primauté des liens familiaux sur la sensibilité individuelle dans les conventions sociales jusqu’aux premières décennies du XXe siècle. Le vêtement dit la sororité, l’unification de deux êtres différents que l’on souhaite présenter dans leur statut de sœurs plutôt que comme des personnes à part entière. Si cette convention est de rigueur dans les portraits de fratrie, l’âge des jeunes femmes, qui semblent prêtes à marier, peut nous faire nous interroger sur leur adhésion à cette représentation unificatrice. Le mariage prochain de l’une d’elle brisera ou fera-t-il échapper ces deux sœurs à cette gémellité ?

La volonté d’indistinction, de faire corps à deux est indéniable pour ces deux jeunes femmes aux robes dos-nu blanches. Sont-elles sœurs ou amies ? Dans un face-à-face qui tient du corps à corps, leurs silhouettes jumelles s’enlacent, se protégeant l’une l’autre jusqu’à la fusion. Leurs robes identiques se prolongent, les rubans de la ceinture passent d’un corps à l’autre, comme pour mieux les attacher. La surexposition de la photo finit d’unir les jupes blanches dans un vêtement pour deux qui envelopperait leur corps siamois.
Plus décoratives dans le multiple, les robes fleuries des trois sœurs occupent le centre du groupe constitué par la famille et happent tous les regards. Derrière, les parents s’effacent. Devant, le petit frère apparaît comme un accessoire, un accessoire de prix, certes. Dans cette mise en scène, la guirlande fleurie dessinée par les trois filles semble porter les valeurs de la famille, la stabilité, la respectabilité, la solidarité. Leurs ravissantes robes gigognes ont probablement été réalisées avec beaucoup de soin par leur mère. Elles répondent au jardin fleuri dans lequel s’inscrit la famille et qui emplit la moitié de la composition de la photographie. Ces trois jolies fleurs, en écho à celles du jardin, disent toute la fierté parentale d’être à l’origine de cette floraison dont l’image sera présentée, diffusée au monde sur une photo-carte.

Sous la même bannière, le drapeau tricolore, cinq femmes unissent leur mains, animées par un sentiment que l’on devine patriotique. Trois d’entre elles portent des robes identiques, ce qui ajoute au tableau une idée d’unification, de négation de l’individualité au profit du groupe. Cette union par un vêtement devenu tenue identificatrice, uniforme civil, renvoie à l’idée de corporatisme. Un projet commun est en œuvre, le drapeau, les mains liées, les robes le disent, mais l’on ignore si la femme à la robe claire en sera la meneuse ou si c’est la couleur de sa tenue qui, contrastant avec les quatre autres, a déterminé sa place au centre du groupe.

Les robes sont, comme les photographies, bavardes, et les femmes qui les portent les font parler.
Photographies © collection personnelle
1 Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, Gallimard, p. 365.
2 Pierre Bourdieu, Un art moyen, Paris, Éditions de minuit, 1965, p. 33.
3 Richard Millet, L’art du bref, Paris, Éditions Gallimard, 2006, p. 25.
4 Ibid., pp. 38-39.
5 Richard Chalfen, « La photo de famille et ses usages communicationnels », in Études photographiques n° 32, printemps 2015.
6 Fédor Dostoïvski, Les Nuits blanches, in L'Adolescent, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1956, p. 653.