Automne-hiver 1968 chez Yves Saint Laurent | La transparence scandaleuse d'une robe du soir
Article paru dans Pièce détachée #1 La robe en novembre 2018.

Une robe irréelle. Une robe voluptueuse. Une apparition. Des voiles de mousseline noire, qui tout en recouvrant un corps nu, le révèle d’une autre façon. En guise de repeint de pudeur, un pagne composé d’un imposant boa de plumes d’autruche noir. Des souliers or à petits talons et une ceinture-bijou élastique composée de délicates boules d’or qui s’enroulent au creux de la taille viennent parfaire la silhouette. Cette création s’inscrit dans le travail de jeunesse d’Yves Saint Laurent, période durant laquelle il pose progressivement les jalons d’un style qu’il enrichit pendant près de quatre décennies. Dans cette esthétique, les transparences et les plumes doivent être appréhendées au regard des diverses problématiques du corps, du vêtement et du symbole véhiculé par l’oiseau dépouillé de sa parure originelle pour habiller des robes haute couture, le tout recontextualisé dans les années 1960.
Anatomie d’une création
Tout commence par un coup de crayon sur papier bristol. Le croquis original du couturier a été confié à l’atelier flou1 de Madame Esther, qui est à la tête d’une armada de couturières de l’ombre chargées d’interpréter, de proposer et de réaliser les dessins du couturier. Sur l’œuvre, on décèle une femme nue en mouvement, une silhouette étirée faisant fi des proportions du corps, la main sur les hanches, recouverte d’un voile en transparence figuré par de rapides hachures. Des traits verticaux plus appuyés opacifient avec pudeur l’aine et les fesses du mannequin de carbone. Ce ne sont pas encore des plumes mais plutôt une série de franges ; que l’on retrouve d’ailleurs comme un leitmotiv dans l’ensemble de la collection. Bien que la robe soit évasée, la taille est ceinte de noir foncé. Suivant une tradition à l’œuvre dans la couture de ces années, l’atelier flou n’aurait très probablement pas réalisé d’essais préalables en toile à beurre2. La robe est directement réalisée avec les matières définitives sur un corps vivant – pour ainsi dire. La mousseline de soie provient du très célèbre fabriquant de tissus Bianchini-Férier et les plumes de la Plumasserie Judith Barbier, important artisan de l’époque et principal fournisseur de la haute couture.
Sur le croquis original, au dessous de la nomination de l’atelier, il y a un prénom : Danielle ». Il s’agit de Danielle Luquet de Saint Germain, jeune fille dans l’air du temps, qui est embauchée dans les années 1960 comme mannequin-cabine par Yves Saint Laurent. Elle joue un rôle absolument primordial dans l’élaboration de la collection dans la mesure où c’est son allure, sa gestuelle, en définitive son corps, qui sont utilisés comme supports de la création. À la manière d’une toile de lin pour une peinture, le corps de Danielle Luquet de Saint Germain est le réceptacle du médium tissu. Ce sont sur ses courbes et ses formes que le studio du couturier et les ateliers drapent ce qui est appelé à devenir les modèles de la collection. Mais ne nous méprenons pas : le corps n’est pas instrumentalisé pour sa seule finalité. De fait, le processus créatif implique évidemment un échange tacite, non-verbal, entre le couturier et le mannequin. Le corps inspire Saint Laurent, si et seulement si, une personnalité et une allure toute contemporaine s’en dégage. Car, le couturier clame haut et fort son envie, sa nécessité d’habiller les femmes de son temps. À ce propos, il s’est plusieurs fois confié sur l’importance que ses mannequins ont dans son travail créatif :
J’essaie de traduire une attitude corporelle et, en fin de compte, une attitude morale : la disponibilité et la liberté des femmes. C’est le résultat d’observations de gens que je connais, avec qui je sors, d’autres que je ne connais pas, des filles que je vois vivre, qui m’imposent leurs goûts, leurs idées, qui m’influencent3.
L’architecture d’une robe
C’est à l’aune de cette confidence que nous comprenons à quel point Danielle Luquet de Saint Germain a joué un rôle important dans l’élaboration de cette robe de mousseline et plumes. Le mannequin devient l’inspiratrice d’une idée, d’une attitude qui se transcende dans le travail du couturier par une robe. D’ailleurs, en la regardant, on se rend compte qu’au niveau des manches et de l’encolure, le tissu épouse très précisément le corps de la femme, ne laissant aucune sorte d’hésitation sur sa confection sur-mesure. Cette robe a été faite sur elle, suivant le protocole de la haute couture.
Dans son apparente simplicité formelle (il s’agit de l’assemblage d’une série de trois pans de tissus : un pour le devant, un pour le dos et une paire de manches), cette création Yves Saint Laurent s’avère être un morceau de bravoure tant les différentes techniques employées sont complexes. La mousseline est coupée dans le biais, provoquant de fait un dynamisme et un aspect vaporeux que la coupe dans le droit fil n’aurait pas permis. Cette technique relève du défi, la mousseline de soie étant par définition extrêmement fragile. Avec le biais, la tension du textile est accrue, la matière se déforme plus facilement, elle est également plus difficile à assembler. Une fois la base de la robe réalisée, un imposant boa de plumes d’autruche, fixé sur un pongé de soie, vient suivre les courbes du mannequin, apportant un poids et une tension supplémentaire à l’ensemble. En y regardant de plus près, on prend conscience que cette ceinture de plumes, plus que d’alourdir la robe, constitue son point de gravité4. Elle lui donne une tenue, la sépare en deux morceaux à première vue autonomes : un haut étriqué qui s’évase et une jupe à très grande ampleur. Des accessoires viennent compléter et embellir le look : une ceinture à même la peau et des souliers en cuir or. Elle est à présent prête à défiler.
Un défilé sous tension, les voiles scandaleux
Un jour de fin juillet 1968, dans les salons Yves Saint Laurent au 30 bis rue Spontini, les fidèles de la maison, la presse et les acheteurs sont réunis pour assister à la présentation de la collection. Notons que pendant les années 1960, les défilés haute couture et prêt-à-porter Yves Saint Laurent sont encore présentés au sein de la maison mère. Ce n’est qu’à partir de 1976, et de la célèbre collection russe, que le couturier délocalise et, par là même, théâtralise ses présentations à l’hôtel InterContinental.
Le défilé se fait dans le silence. Il n’y a pas de mise en scène. Le vêtement est montré uniquement pour ce qu’il est. Un programme cartonné, détaillant tous les modèles de la collection, est distribué aux spectateurs. Dans l’assistance, une femme égrène les descriptifs à mesure que les créations défilent. Les modèles de jour arrivent en premier, suivis de près par ceux du soir. L’un d’eux surprend plus que les autres. Au moment d’être présenté, la voix annonce : « numéro soixante-quatorze, number seventy-four, robe du soir en mousseline noire et plumes d’autruche ». Danielle Lucquet de Saint Germain fait son entrée habillée des voiles de mousseline qui provoquent instantanément un soulèvement dans la salle. Il faut dire que les salons de la maison de couture sont remplis de rédactrices de mode d’un certain âge et de femmes de la haute société. Les mannequins se frayent un chemin étroit entre les deux premiers rangs et la promiscuité avec le public laisse apparaître les moindres détails des robes. L’audience s’offusque.
Pour le diner et le soir, la mousseline noire transparente, qui avait provoquée la saison dernière, un mouvement d’excitation bruyante dans les salons, a passé sans un applaudissement, sans un murmure, exception faite pour un modèle assez osé : une longue robe trapèze entièrement transparente de la tête aux pieds, sauf un pagne de plumes d’autruche, attaché sur le bas des reins, tandis que la ceinture, un serpent d’or, marquait la taille à même la peau5.

Yves Saint Laurent est coutumier de ce genre de provocations. L’article fait mention de différents modèles du couturier présentant déjà des transparences. Un tailleur short de la collection printemps-été 1968, porté avec une blouse transparente, avait déjà ulcéré les clientes. En plus de celle en autruche, une autre robe longue de la collection automne-hiver 1968 présentait une blouse de mousseline de soie noire, dévoilant la poitrine de Danielle Luquet de Saint Germain. Notons toutefois qu’elle apparaît moins « choquante » et beaucoup plus « habillée » que son pendant emplumé.
Alors pourquoi avoir opté pour une robe si légère pour une collection d’hiver ? Pourquoi avoir détourné de son usage commun l’accessoire plume, matériau cajoleur et voluptueux par nature ? Pourquoi avoir réalisé une robe si « osée » en sachant pertinemment qu’elle ne serait peu voire pas achetée ? À travers ces questionnements, il est bien évidemment question de découdre cette robe pour comprendre les motivations de sa création.
L’Ève contemporaine : une révolution sexuelle ?
Dès lors que la finalité d’un vêtement n’est plus de vêtir un corps en société (dans la mesure où il n’est pas en adéquation avec les mœurs), il faut chercher ailleurs. Sans détours, cette création du soir est une robe symbolique, une robe qui exprime un sentiment, qui porte un message. La plume d’autruche est utilisée non plus comme un accessoire, mais comme un élément structurant de l’ensemble de la création. Ce n’est plus un boa rose et câlin qu’on porte nonchalamment sur les épaules comme les chanteuses des cabarets ou les actrices hollywoodiennes ; ce sont des plumes qui servent à dissimuler la nudité – une nudité qu’on pourrait qualifier « d’originelle ». Bien que fournies, elles semblent ruisseler sur le corps de manière inégale. S’ajoute à cela la ceinture – qui ne ceinture rien si ce n’est le creux de la taille. Ce bijou de corps d’une grande sensualité questionne lui aussi la signification de cette robe ; un voile noir jeté sur le corps d’une femme qui, tout en habillant, révèle ses courbes, ses attributs… sa féminité. Cette robe de mousseline investit le mannequin d’une idée qui la transfigure en allégorie. Et si Danielle Luquet de Saint Germain était devenue dans cette création une « Ève contemporaine » ?
Cependant, la personnalité très complexe d’Yves Saint Laurent nous empêche de voir en cette création un acte militant au profit d’un quelconque féminisme. Il est un homme de son temps qui s’intéresse aux femmes, plutôt qu’au féminisme. La libération sexuelle est d’actualité et ces enjeux l’intéressent dans son travail créatif. Interrogé en 1968 dans l’émission Dim Dam Dom, il confit détester que les femmes portent des vêtements d’hommes, comme le pantalon, de manière revendicatrice. Il dit au contraire que ces vêtements masculins peuvent révéler tout leur potentiel de féminité et de séduction. Il n’est plus question de provocation mais bien d’expérimentation. Le vêtement agit comme un négatif photographique qui, au contact d’un corps, rend visible son allure et sa beauté. Cette robe doit être appréhendée de cette manière. Il sait qu’elle va choquer, mais il sait avant tout, que cette « Ève contemporaine » symbolise une liberté que les femmes – et que lui même, dans sa création – cherchent à conquérir durant cette période.

Bien plus tard, Pierre Boulat photographie ce modèle devant des affiches de Mai 68 (ci-dessus), associant sans détour la révolution de cette robe à ces événements tout autant révolutionnaires. Il faut dire qu’ils ont vu le jour à quelques mois d’intervalle. Le symbole est fort : il consiste à établir un parallèle entre deux utopies de liberté qui se rejoignent indubitablement. Mais, au regard des propos d’Yves Saint Laurent, pouvons-nous affirmer cette filiation ? Quoi qu’il en soit, cette œuvre est de nos jours de toutes les rétrospectives Yves Saint Laurent. Bien plus qu’une scandaleuse transparence, elle questionne le travail artistique du couturier. Elle est une robe qui rend les femmes nues.
1 Atelier où sont réalisées les créations utilisant des tissus fluides.
2 Souple et transparent voilage de lin dans laquelle la robe est faite, dans un premier temps, pour ne pas gaspiller la matière première.
3 « Yves Saint Laurent », dans Le journal du dimanche, 2 février 1969.
4 En règle générale, c’est à partir de la ligne des épaules que les différents poids des textiles se déploient.
5 S.n. « Les collections automne-hiver 1968-69. Un leitmotiv chez Yves Saint Laurent : les franges », Agence Française d’Extraits de Presse,
30 juin 1968.